Rechercher dans ce blog

mercredi, février 28, 2007

Ma bible à moi


Longtemps je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le temps de me dire: "je m'endors." Et, une demi heure après, la pensée qu'il était temps de chercher le sommeil m'éveillait; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière, je n'avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier; il me semblait que j'étais moi même ce dont parlait l'ouvrage: une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. Cette croyance survivait quelques secondes à mon réveil; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchaient de se rendre compte que les bougeoirs n’étaient plus allumés. Puis il commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d'une existence antérieure; le sujet du livre se détachait de moi, j'étais libre de m'y appliquer ou non; aussi tôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait bien être ; j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l’étendue de la compagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine …
M.Proust

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

"L'homme parle comme il veut mais écrit comme il est" Cior