Khadija était pionne et très extravertie. Elle parlait à haute voix, riait à haute voix et marchait aussi à haute voix. Elle parlait beaucoup sans rien dire, juste pour occuper le temps, remplir le vide. Elle n'aimait pas les blancs ni le silence d'ailleurs. Je crois que je ne l'ai jamais vue au calme, en train de lire ou de contempler quelque chose. Elle était en perpétuel mouvement.
Khadija détenait aussi une pharmacie clandestine pour arrondir ses fins de mois. Si tu avais mal quelque part, il suffisait d'aller voir Khadija, elle te trouvait le remède correspondant à ta souffrance. Quand les symptômes étaient inconnus, elle te faisait patienter jusqu'au lendemain. La pharmacie tournait bien tant que les clandestins existaient. Je la prenais pour une humanitaire au début, mais j'appris par la suite qu'elle détournait l'argent public pour sa pomme. Sacrée Khadija.
Il y avait aussi Jamel, un autre pion. Lui, il avait été recruté pour son côté kayra. Il faisait peur à tout le monde, moi compris. Il bougeait kayra, parlait kayra et se comportait en kayra. La première fois qu'on me l'a présenté, il m'a dit : "Wash ma gueule". Je me suis mis en garde contre un coup de poing ou une atteinte physique à ma gueule. J'appris plus tard que son geste n'avait rien de violent. C'était juste un salut en verlan qui voulait à peu près dire "bonjour", "enchanté" ou "ça va". Sacré Jamel.
J'ai pris connaissance de la bombe à retardement francilienne vers la fin des années quatre-vingt-dix. La banlieue regorgeait de problèmes identitaires. À Villeneuve-Saint-Georges, dans un collège dit ZEP, pour Zone d'Éducation Prioritaire, j'ai vécu des situations hallucinantes. Un jour, une prof de maths m'a demandé gentiment si je pouvais assister à un entretien avec la mère d'un gamin de treize ans, qui ne parlait pas français. J'ai accepté et nous nous sommes retrouvés tous les quatre dans une petite salle de réunion. L'entretien démarra par une présentation de la situation scolaire et comportementale de son fils, puis s'enchaînèrent les questions-réponses. C'est alors que je découvris pour la première fois un phénomène qui m'était inconnu et qui m'a profondément marqué : la mère et le fils ne parlaient pas la même langue. Ils n'avaient aucun moyen de communiquer, si ce n'est par des signes et des mimiques. Le gamin vivait avec sa mère, mais n'avait pas de langue maternelle. Comment est-ce possible ? Il n'y avait aucune logique dans tout ça. Ces mêmes gamins sont, pour la plupart aujourd'hui, dans des prisons pour trafics de stupéfiants, première étape avant de rejoindre des camps d'entraînement pour devenir des narco-djihadistes.